Lauréat "Raconte nous une histoire 2020" - catégorie Nouvelle : Victor Vincent nous emmène en voyage.
Je respire. Je ferme les yeux. Mon cœur bat régulièrement, doucement. Je suis conscient de mon corps, du bout des doigts jusqu’à l’extrémité des orteils. Je sens le tapis de végétation, sous mes pieds, qui me caresse. Le vent glisse sur moi et m’effleure, il joue avec mes cheveux. J’ouvre la bouche, je goûte l’air, son humidité, sa douceur. Il flotte une odeur de vie, mélange d’humus et de parfums exotiques. J’écoute la joie des oiseaux qui chantent, le bourdonnement effréné des insectes qui s’activent, l’eau qui sonne et tinte faiblement sur les pierres.
Je respire. J’ouvre les yeux. La lumière est douce. Je n’ose pas bouger, de peur de briser l’harmonie que je découvre. Je profite du moment présent. Les fleurs multicolores s’ouvrent à moi. Elles se tendent aux abeilles et bourdons, qui trouvent refuge en leur sein et ressortent, alourdis par leur précieux chargement doré. Les arbres centenaires qui m’entourent, rivalisant de hauteur, figés à jamais, se prélassent au soleil, immobiles. La rivière, tellement limpide qu’on ne pourrait dire bleue, s’écoule sur son lit de roches, lissées par les années. L’eau se joue des obstacles, les contourne, les entraîne dans sa danse et glisse au milieu de la forêt.
Je prends une grande inspiration, lève mon pied, et fais un premier pas. Je sens le frémissement de la terre que j’écrase. Je suis complétement à ma place dans cet environnement d’une paisible beauté. Je suis en plein rêve. Je fais un deuxième pas, un troisième. Je ne m’arrête plus. Je suis avide de découvertes. Je me repais de ce que je vois, sens et entends, de cette vie qui bouillonne. Je cours et libère cette énergie qui monte en moi, que je ne peux réfréner. J’accélère, le paysage défile à mes côtés. La forêt laisse sa place à une clairière. Les herbes hautes me fouettent les jambes et les bras. Les stridulations des insectes sonnent et résonnent. Des papillons bleus, rouges et jaunes suivent mon sillage.
À bout de souffle, je m’arrête enfin. Les arbres, loin derrière moi, oscillent doucement au gré du vent. Je suis arrivé au bout de la clairière. Devant moi, s’étend la rivière, paresseuse. Elle m’a accompagné tout au long de ma course, en grandissant et s’élargissant, s’assombrissant, mais me bloque maintenant la route. J’hésite, que faire ? Une force me pousse en avant, irrésistible. Je ne peux lutter contre elle. Je rentre un premier pied dans l’eau. Elle se referme immédiatement autour de lui, froide et imperturbable. Je frissonne et mes poils se hérissent. Je continue. Centimètre après centimètre, je progresse. Bientôt, je ne peux plus voir le bas de mes jambes. Le courant m’ébranle et menace de m’emporter. J’essaie de faire demi-tour, mais il est trop tard. Je trébuche et perds pieds. Ma tête est submergée, je ne peux pas respirer. Je ferme les yeux.
J’inspire soudain, brutalement, profondément, de l’air ! Je suis assis, sur une chaise. Je sens sous mes doigts la texture du bois, et celle d’un tapis sous mes orteils. J’entends une voix, qui monte et descend. Je ne comprends pas ce qu’elle dit. Une odeur de renfermé assaille mes narines.
Je respire. J’ouvre les yeux. Je reviens progressivement à la réalité. J’essaie de mettre de l’ordre dans mes pensées. Il faut que j’écoute la voix, je ne sais plus pourquoi, c’est très important. Il faut que j’écoute la voix. Alors, je me souviens. Je suis chez moi, dans ma chambre, sur ma chaise. Je n’ai pas bougé, pas plus que pendant les six premières heures de travail de la journée, pas plus que les trois dernières semaines. Je reprends mon stylo, qui git devant moi, abandonné, et écoute la voix parler. Je l’écoute tant que je peux, et note tant que je peux, essayant de donner un sens à tout ceci. Il faut que j’écoute la voix.
Je respire. Je ferme les yeux.
Je voyage.