L'une des principales recommandations dans ce rapport est de renforcer les capacités des enseignants et des chercheurs à utiliser correctement l’IA générative pour la pensée critique et la créativité dans l'éducation et la recherche, tout en atténuant les risques.
Mais déjà en 2019, dans ses objectifs pour la réalisation de l’agenda "Education 2030", l’UNESCO (2019) entrevoyait très tôt les bénéfices potentiels de l’IA. Dans son rapport intitulé "Consensus de Beijing sur l’IA en éducation" (Beijing Consensus on Artificial Intelligence and Education), l’UNESCO recommandait notamment d’intégrer systématiquement l'IA dans l'éducation afin de « permettre de relever certains des plus grands défis actuels de l'éducation, d'innover en matière de pratiques d’enseignement et d’apprentissage, et finalement, d’accélérer les progrès dans la réalisation de l’ODD 4 ». Aussi, bien que les arguments militants en faveur de l’IA sont légion (mais aussi ceux prétextant ses risques), rares sont les développements mettant en perspective les éléments d’application de cette technologie dans l’enseignement supérieur et la recherche. Or comme nous le rapportions déjà dans une précédente réflexion (Cf. Moussavou, 2023), l’IA a des implications pour la recherche scientifique.
Qu’en est-il alors des implications pour l’enseignement ? Quelles sont les potentialités de l’IA dans l’innovation pédagogique et comment les enseignants pourraient les explorer ?
L’IA appliquée à la pédagogie, de quoi parle-t-on ?
(p. 1). Pour leur part, Popenici et Kerr (2017) définissent l’IA en éducation comme des « systèmes informatiques capables de s’engager dans des processus humains comme l’apprentissage, la synthèse, l’autocorrection et l’utilisation de données pour des tâches complexes » (p. 4). Cette dernière définition de l’IA dans l’éducation nous semble particulièrement intéressante car permettant d’envisager des interactions complexes entre l’intelligence humaine de l’enseignant et l’IA.
Quelles potentialités de l’IA pour la pédagogie ?
Tout d’abord, si la plupart des discussions sont focalisées aujourd’hui sur l’IA, les technologies éducatives ont développé toute une série d’outils dans le temps, au fur et à mesure des avancées technologiques. Dans son ouvrage intitulé « Teaching in a Digital Age », Bates (2019) tente de décrire les débats sur le rôle de la technologie dans l’enseignement, qui remonteraient selon lui à au moins 2 500 ans. L’ouvrage examine également les principes d’un enseignement efficace à l’ère des technologies numériques et propose un récit historique relativement complet des évolutions de la technologie dans l’apprentissage [voir également l’article de Open College (2015)]. Parmi les outils technologiques énumérés, citons par exemples :
- les systèmes de gestion de l'apprentissage (Learning Management Systems - LMS), permettant de fournir un environnement d'enseignement en ligne dans lequel les contenus pédagogiques peuvent être téléchargés, tout en offrant des « espaces » dédiés à l'apprentissage et aux activités des apprenant ;
- les cours ouverts massifs en ligne (Massive Open Online Courses-MOOC) quant à eux, offrent aux apprenants une « expérience d’apprentissage de base sur un sujet donné, généralement constituée de vidéos et de quizz » ;
- pour leur part, les robots éducatifs permettent « d’interagir avec les apprenants pour les accompagner dans leur processus d’apprentissage » ;
- enfin, les systèmes de réalité virtuelle offrent la possibilité aux apprenants d’immerger dans des représentations en 3D des activités du monde réel, permettant en cela de «réaliser ou simuler des activités qui seraient coûteuses, dangereuses ou tout simplement impossibles à réaliser autrement ».
Avec l’émergence de l’IA générative, les technologies éducatives semblent prendre un nouvel élan grâce au développement continu d’algorithmes, et surtout une augmentation exponentielle de la puissance de calcul des ordinateurs. Une autre évolution majeure concerne la masse d’informations mise à la disposition des enseignants et des apprenants. Sur ce dernier aspect, la conception d’un cours nécessite le plus souvent de recueillir de nombreuses données afin d’alimenter ses propres ressources ou capacités. Ces données, souvent dispersées dans différentes sources, et parfois peu disponibles à l’échelle de l’enseignant, sont tout simplement les connaissances ou les faits qui sont regroupés par l’enseignant à l’échelle d’un cours. Or ces données sont souvent collectées à une période donnée de la conception dudit cours, ou alors à l’occasion de l’actualisation du cours à un instant t.
La plateforme utilise une technique appelée génération augmentée par récupération dans les cours ASU (retrieval-augmented generation in ASU courses). ChatGPT ou Bard sont ainsi chargés de rechercher des réponses aux questions des apprenants dans des ensembles de données spécifiques, tels que des articles scientifiques ou des notes de cours. Après une première version limitée à des fins de test, l'ASU a lancé en octobre 2023 une interface Web permettant à ses enseignants d'expérimenter l’outil. Ce dernier permettra progressivement aux enseignants de créer des chatbots avec lesquels les apprenants pourront interagir. D'autres institutions ont également adopté l’IA générative, notamment l'Université Vanderbilt à Nashville, Tennessee (USA), qui propose aux apprenants certains cours via l'accès à une version payante de ChatGPT, y compris l'accès à des outils de plug-in spécialisés.
Sur les tutorats personnalisés, notons tout d’abord que la mobilisation d’une telle activité via la technologie n’est pas nouvelle en soi. Trumbore (2023) rapporte que déjà en 1972, un système d'apprentissage personnalisé appelé PLATO (Programmed Logic for Automated Teaching Operations), faisait ses débuts. Il s'agirait du premier système d'apprentissage personnalisé disponible à un grand public. Créé par Don Bitzer, professeur à l'Université de l'Illinois (USA), PLATO a permis aux apprenants d'être connectés simultanément à un ordinateur central et de suivre différents cours en ligne tout en recevant des commentaires sur les travaux demandés. PLATO aurait ainsi permis aux apprenant d'atteindre le même niveau de réussite que les cours en personne en moins de temps. C’est en 2007 que les premiers chatbots d'IA ont permis de proposer un tutorat aux apprenants. Les recherches montrent que ces chatbots offraient des résultats d'apprentissage similaires à ceux des tuteurs humains (Trumbore, 2023). Cependant, l'utilisation de cette technologie pour fournir un tutorat était principalement expérimentale. Aujourd'hui, les IA génératives ont des capacités plus avancées permettant des conversations plus complexes et pouvant fournir un tutorat individualisé plus efficace. Selon Extance (2023), certains enseignants considèrent les IA génératives comme des « partenaires de réflexion » potentiels qui pourraient coûter moins cher qu'un tuteur humain et, contrairement aux humains, qui sont toujours disponibles. Un exemple est celui du tuteur et assistant pédagogique Khanmigo, l’un des premiers tuteur automatisé sous ChatGPT. L'outil est le résultat d'un partenariat entre OpenAI et la Khan Lab School, une école privée basée à la Silicon Valley en Californie (USA). A l'aide de GPT-4, Khanmigo propose aux étudiants des conseils pendant qu'ils réalisent un exercice, permettant en cela aux enseignants et aux apprenants de gagner du temps et de se focaliser davantage sur la discussion et l’apprentissage pendant les séances en présentiel. Un autre exemple est celui de TAL Education Group, une société chinoise de tutorat basée à Pékin, qui a créé un outil appelé MathGPT. Selon Extance (2023), MathGPT est plus précis que GPT-4 pour répondre à des questions spécifiques aux mathématiques. MathGPT, à l’instar de Khanmingo, vise également à aider les apprenants en leur expliquant comment résoudre des problèmes.
Les risques/points de vigilance
Malgré ses potentialités, les risques ou points de vigilance de l’IA sont multiples, et il faut les connaître pour les prévenir en amont d’une appropriation de cette technologie. Les chercheurs et les concepteurs des outils d’IA reconnaissent eux-mêmes divers inconvénients tels que la propension de l’IA à générer des réponses incorrectes ou absurdes, des biais dans les données de génération de textes, ou encore la production de contenus non sécurisés (OpenAI., 2023; Quinio et Bidan, 2023; Stokel-Walker et Van Noorden, 2023). Si aucune précaution n’est prise, utiliser l’IA à des fins d’innovation pédagogiques, sans tenir compte de ce type d’inconvénients, serait contre-productif. De tels inconvénients rendraient alors l’IA, au mieux inutile, et, au pire, nuisible à la capacité d'apprentissage des apprenants.
Certaines institutions d’enseignement supérieur, telle que l'ASU tentent de réduire les faiblesses de l’IA, cherchant même à les transformer en points forts, par exemple, en les utilisant pour améliorer les capacités de pensée critique des apprenants (Nature, 2023). Concrètement, dans le même ordre d’idées, citons l’exemple de Raphaël Suire (2023), Professeur de Management de l’innovation chez IAE-Nantes-Université (France), qui, pour évaluer le cours d'économie numérique de ses apprenants, déclare : « Je leur ai demandé de rédiger une analyse stratégique à la maison avec ChatGPT. J'évalue la pertinence du co-raisonnement mais également le chemin parcouru avec ChatGPT. Il leur faut expliciter où et pourquoi. De mon côté, ma base de connaissance s'enrichit pour mieux situer et typologiser les contextes d'usage et d'appropriation ». De ce type d’expérience, une préconisation serait d’entraîner les apprenants à valider ou à encadrer une réponse formulée par l’IA, ce qui nécessiterait pour l’apprenant de remonter à la source des données pour en vérifier la validité et la fiabilité, tout en ayant le choix de se soumettre ou non aux résultats qui émergent de la conversation avec l’IA, après réflexion.
L’IA soulève ainsi des inquiétudes quant à l’idée que les apprenants pourront simplement demander à l’outil de faire les travaux à leur place, ou du moins, qu'ils pourraient devenir dépendants de l’IA pour obtenir des réponses rapides, sans en comprendre la portée ou les raisons. Néanmoins, l'histoire a montré à maintes reprises que la pédagogie peut toujours s'adapter aux nouvelles technologies. Dans les années 1970, l'essor des calculatrices portables a inquiété les professeurs de mathématiques pour l'avenir de leur discipline (Rudnick et Krulik, 1976), mais on peut dire sans se tromper que les mathématiques ont survécu. Tout comme Wikipédia, Google et autres outils numériques éducatives antérieurs n'ont pas sonné le glas des enseignants, l'IA ne le fera non plus. Les nouvelles technologies conduisent simplement à des façons nouvelles et innovantes d’organiser le travail (Perez, 2009). Et il en sera certainement de même avec l’IA générative. Les enseignants doivent faire preuve d’audace pour ne pas rater l’opportunité d’innover dans leurs pratiques – et être vigilants pour garantir que l’IA est mobilisée de manière à rendre un enseignement augmenté, éthique et responsable.
Conclusion
La technologie de l’IA, notamment celle générative, représente un nouveau phénomène pour la pédagogie, et il n’existe encore aujourd’hui que peu de connaissances visant à définir les cadres d’utilisation associés (Romero et Heiser, 2023). Dans cet article, nous avons essayé d’apporter quelques orientations en réponse à une telle problématique. Les potentialités de l’IA dans l’innovation pédagogique sont nombreuses, que ce soit pour le tutorat personnalisé ou pour l’apprentissage. Certes, il existe encore des risques qu’il convient d’intégrer en amont d’une appropriation de l’IA. Néanmoins, à mesure que la compréhension des avantages et des limites de l’IA augmente, davantage d'initiatives à l'échelle des établissements d’enseignement émergeront certainement. Si des inquiétudes ont surgis après le lancement très médiatisé de l’emblématique ChatGPT il y a quelques temps déjà, la résistance innée de l'esprit humain à tout changement est un phénomène bien décrit et peut être compréhensible du point de vue de la psychologie évolutionniste et sociale (Tobore, 2019). Notre conviction est que la combinaison Homme-IA peut réellement transformer la pédagogie, en tendant vers l’innovation, tout en plaçant l'enseignant au cœur du système.
- Bibliographie
-
Bates, T. (2019). Teaching in a Digital Age. 2nd Edition. Tony Bates Associates Ltd. https://pressbooks.bccampus.ca/teachinginadigitalagev2/ Dan, Y., Zhikai L. et al. (2023). EduChat: A Large-Scale Language Model-based Chatbot System for Intelligent Education. https://arxiv.org/abs/2308.02773. Extense, A., (2023). ChatGPT has entered the classroom: how LLMs could transform education. Nature, 623, 474-477. Humble, N. et Mozelius, P. (2019). Teacher-supported AI or AI-supported teachers? 11. Lewis, P., Perez, E., Piktus, A., Petroni, F., Karpukhin, V., Goyal, N., ... & Kiela, D. (2020). Retrieval-augmented generation for knowledge-intensive nlp tasks. Advances in Neural Information Processing Systems, 33, 9459-9474. Moussavou, J. (Déc 2023). Quelles innovations pédagogiques à l’ère de l’IA ? Management et Datascience, Article 0026522. https://doi.org/10.36863/mds.a.26522. Moussavou, J. (2023). ChatGPT dans la rédaction scientifique : des perspectives prometteuses, des préoccupations légitimes. Management & Data Science, 7(3), Article 23913. https://doi.org/10.36863/mds.a.23913 Nature (2023). Why teachers should explore ChatGPT’s potential — despite the risks, Nature Editorial, 623, 457-458. doi: https://doi.org/10.1038/d41586-023-03505-5 OpenAI (2023). OpenAI: Models GPT-4.https://beta.openai.com/docs/models Open College (2015). The Evolution of Learning Technologies. https://www.opencolleges.edu.au/blogs/articles/theevolution-of-learning-technologies. Perez, C. (2009). Technological revolutions and techno-economic paradigms, The Other Canon Foundation and Tallinn University of Technology Working Papers in Technology Governance and Economic Dynamics, 20, TUT Ragnar Nurkse Department of Innovation and Governance. http://hum.ttu.ee/wp/paper20.pdf Popenici, S. A. D. et Kerr, S. (2017). Exploring the impact of artificial intelligence on teaching and learning in higher education. Research and Practice in Technology Enhanced Learning, 12(22), p. 1-13. Quinio, B., & Bidan, M. (Jan 2023). ChatGPT : Un robot conversationnel peut-il enseigner ? Management et Datascience, 7(1). https://doi.org/10.36863/mds.a.22060. Rai, A., Constantinides, P., Sarker, S. (2019). Next generation digital platforms: toward human-AI hybrids. Mis Quarterly, 43(1), iii-ix. Romero, M., Heiser L. (Dir.) (2023). Enseigner et apprendre à l’ère de l’intelligence artificielle. Canopé, Livre blanc. https://hal.science/hal-04013223v2 Roux, L., Romero, M., Alexandre, F., Viéville, T. (2020). Les hauts de Otesia. Binaire. Le Monde. hal-03089962f Rudnick, J., Krulik S. (1976). The minicalculator: friend or foe? The Arithmetic Teacher, 23(8), 654-656. Stokel-Walker, C.; Van Noorden, R. (2023). What ChatGPT and generative AI mean for science. Nature, 614, 214–216. https://www.nature.com/articles/d41586-023-00340-6. Suire, R. (2023). Post LinkDin : Expérience avec les étudiants du Master1 Econométrie appliquée de IAE Nantes Nantes Université. (https://www.linkedin.com/posts/raphaelsuire_cette-ann%C3%A9e-petite-exp%C3%A9rience-naturelleactivity-7138206367156273154-a80z?utm_source=share&utm_medium=member_desktop) Tobore, T. (2019). On Energy Efficiency and the Brain’s Resistance to Change: The Neurological Evolution of Dogmatism and Close-Mindedness. Psychological Reports, 122(6), 2406-2416. https://doi.org/10.1177/0033294118792670 Trumbore, A. (2023). ChatGPT could be an effective and affordable tutor. The Conversation. https://the conversation.com/profiles/anne-trumbore-1284688/articles UNESCO (2023). Guidance for generative AI in education and research. https://policycommons.net/artifacts/6942367/guidance-for-generative-ai-in-education-and-research/7852269/ UNESCO (2019). Beijing Consensus on artificial intelligence and education. https://en.unesco.org/themes/ict-education