"J'ai craqué et je n'en suis pas fier ..." : Lorsque le consommateur responsable transgresse ses normes personnelles
[7h00] Le réveil sonne. Comme à son habitude, Thomas visionne la dernière vidéo sur le Do It Yourself. Aujourd’hui on lui propose de faire son savon soi-même pour sauver la planète. Pourquoi pas ? Affaire à suivre.
[7h30] En mangeant son smoothie aux fruits de saison, Thomas consulte sa boîte mail professionnelle sur son ordinateur. Un message non-lu reçu hier soir à 17h30. C’est Sarah, sa supérieure hiérarchique. La situation est critique : la réunion avec les investisseurs, prévue en fin de journée, a été avancée pour 8h.
[7h33] Thomas stresse. Il s’habille en vitesse et se précipite au garage. Face à lui, le vélo qu’il utilise au quotidien et sa vieille voiture diesel. Pas le temps de tergiverser, il est déjà en retard. Aujourd’hui, exceptionnellement, ce sera la voiture. Tant pis pour la planète… Pas d’autre solution pour arriver à l’heure.
[12h00] La réunion s’est finalement bien passée. Thomas se saisit de son smartphone et synchronise sa boîte mail sur son appareil. A l’avenir, il pourra consulter ses messages de n’importe où. Pas question de craquer de nouveau comme ce midi.
Cette brève immersion dans la vie de Thomas fait écho aux critiques de Séré de Lanauze et Lallement (2018, p.21) selon lesquelles les articles de presse et les recherches existantes dessinent les contours d’un consommateur responsable presque « trop parfait », mettant en avant ses « bonnes » pratiques et questionnant assez peu ses écarts. Craquer pour un pot de Nutella, un bon steak saignant, une petite robe made in China, un voyage à l’étranger, un gadget en plastique ? C’est arrivé à tout le monde ou presque. Et alors ? Ce qui compte, ce n’est pas l’objet du « craquage » mais bien que l’on craque alors qu’on s’était promis de ne pas le faire, ou plus exactement qu’on considérait ce type de comportement comme hors du champ de nos possibles au regard de nos valeurs personnelles.
Le consommateur responsable et ses petits écarts…
Il est donc de première importance d’apporter un éclairage sur ce qui pousse à craquer et la manière dont on réagit après coup, dans le cas particulier du consommateur responsable (Dekhili, 2016 ; Merle et Piotrowski, 2020 ; Monnot et al., 2014 ; Özcağlar-Toulouse, 2009 ; Robert-Demontrond et Özçağlar-Toulouse, 2011). Pour reprendre l’exemple ci-dessus : qu’est-ce qui fait qu’un consommateur qui a internalisé la protection de l’environnement comme moteur de sa manière de vivre, va à un moment ou un autre, adopter un comportement (utiliser au quotidien sa voiture diesel) qu’il s’est lui-même interdit de faire ? Dans une recherche récente, nous avons procédé à une série d’entretiens semi-directifs menés auprès de répondants s’auto-déclarant consommateur responsable. L’enjeu était de comprendre les antécédents et conséquences de ces cas où ces personnes agissent de manière contraire à leurs convictions pro-environnementales.
On peut tous craquer un peu ... (extrait de Bianca, un film de Nanni Morretti)
C’est la « faute » aux sollicitations extérieures… et aussi à soi-même
Face aux enjeux environnementaux et sociaux de ce début de XXIe siècle, le consommateur responsable fait figure d’exemple. Mais être un consommateur responsable n’en demeure pas moins une gageure du quotidien (Longo et al., 2019) et les entraves à ses comportements durables sont nombreuses. Pour la plupart des répondant.e.s, s’ils craquent, c’est à cause du cadre spatio-temporel dans lequel ils sont immergés (contrainte temporelle, moindre disponibilité de l’offre écologique, manques d’infrastructures facilitant la mise en œuvre de comportements responsables, sollicitations marketing fortes, etc.) mais aussi sous la pression sociale (adopter le même comportement que leurs pairs). Toutefois, dans certains cas, le « craquage » vient de l’individu lui-même. Soit de manière inattendue comme réponse à une émotion forte, qu’elle soit négative (baisse de moral, événement douloureux, etc.) ou positive (réussite d’un projet, voyage à l’étranger, remémoration d’un souvenir agréable, etc.), soit de manière plus réfléchie : le consommateur responsable s’y résout quand il n’a pas trouvé d’autre moyen de répondre à sa demande.
Comment le consommateur responsable arrive à s’arranger avec lui-même ?
Les consommateurs qui ont dévié de leurs convictions pro-environnementales, afin d’en limiter l’impact sur leur bien-être, mettent en place diverses stratégies, dites de coping. Six stratégies de coping ont été relevées et ordonnées :
- La rationalisation des pensées qui consiste à dédramatiser l’acte déviant ou à penser que l’on fait assez attention au quotidien pour avoir le droit de faire des écarts ;
- La compensation (donner une seconde vie à un produit qui marche encore alors qu’on vient d’acheter le même en neuf) ou la recherche d’alternatives (dans le futur afin de ne pas reproduire le comportement déviant) ;
- L’expression d’émotions (négatives) comme la culpabilité
- La recherche de soutien dans l’entourage (plus ou moins proche) avec qui échanger ;
- L’évitement : « J’essaie de ne pas y penser, de ne pas culpabiliser »
- La pensée positive (positiver pour restaurer son bien-être)
Références
Dekhili S (2016) Les enseignes de la grande distribution : quelle légitimité pour commercialiser des produits écologiques du point de vue des consommateurs ? Management & Avenir 87(5): 55.
Merle A et Piotrowski M (2020) Le bio, c’est bien mais très peu pour moi ! Comprendre les stratégies de neutralisation des consommateurs. Décisions Marketing 97: 17–44.
Monnot E, Reniou F et Rouquet A (2014) Le tri des déchets ménagers : une caractérisation des logistiques déployées par les consommateurs. Recherche et Applications en Marketing (French Edition) 29(3): 74–98.
Özcaglar-Toulouse N (2009) Quel sens les consommateurs responsables donnent-ils a leur consommation ? Une approche par les récits de vie. Recherche et Applications en Marketing 24(3): 3–23.
Robert-Demontrond P et Özçağlar-Toulouse N (2011) Les ambiguïtés sémantiques du commerce équitable: micro-mythanalyse des imaginaires de consommation. Recherche et Applications en Marketing 26(4): 53–70.
Séré de Lanauze G et Lallement J (2018) Mieux comprendre l’image du consommateur responsable : de la personne idéale aux stéréotypes négatifs. Décisions Marketing 90: 15–34.